• L'alimentation low cost a favorisé le surpoids et l'obésité

    Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, le Belge Olivier De Schutter est plus décidé que jamais à combattre les effets dévastateurs, au Nord comme au Sud, de l’alimentation low cost. Alors que son mandat se termine, il annonce un groupe d’experts sur l’alimentation, sur le modèle de ce que le Giec a fait pour le climat.

    Olivier De Schutter © Debby Termonia

    Son prédécesseur, le Suisse Jean Ziegler, avait médiatisé de façon percutante la question du droit à l’alimentation. Quand le Belge lui succède en 2008, la flambée des prix des matières agricoles et les émeutes de la faim transforment le sujet en crise globale. « Cela m’a servi car on a compris alors que le système était fragile et que l’agriculture industrielle allait dans le mur. » A 45 ans, Olivier De Schutter remet son mandat mais il ne craint pas l’ennui pour autant. Le professeur de l’UCL se lance en effet dans la création d’un groupe d’experts international sur les systèmes alimentaires durables, sur le modèle du Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Pour que la question de l’alimentation soit traitée « scientifiquement, et non pas sur des postures idéologiques ». 

    Le Vif/L’Express : L’alimentation est un problème à deux faces, dites-vous : il y a la faim et il y a la malnutrition... 

    Olivier De Schutter : Dans les années 1950 et 1960, on a développé des systèmes agroalimentaires qui privilégiaient les grands volumes, dans le souci principal d’augmenter la disponibilité de calories bon marché. La croissance démographique atteignait un pic à l’époque, et on estimait qu’il fallait augmenter la production à tout prix. Ce faisant, on a totalement négligé la dimension nutritionnelle, on n’a pas tenu compte de la nécessité d’avoir des régimes alimentaires diversifiés, équilibrés. On a encouragé la production en masse de blé, de maïs ou de soja, qui sont des intrants pour l’industrie de transformation agroalimentaire, mais cette économie alimentaire low cost a en même temps contribué au développement du surpoids et de l’obésité, au départ dans les pays riches mais par la suite aussi dans les pays émergents. Au Brésil, en Afrique du Sud, en Chine ou en Inde, le taux de surpoids et d’obésité dans la classe moyenne explose aujourd’hui. Ces pays font face à un double fardeau : une partie de la population est sous-alimentée ou souffre d’un déficit de micronutriments essentiels (fer, zinc, vitamines A et C, par exemple), tandis qu’une autre partie mange à sa faim mais mal et développe des maladies liées à l’obésité comme des diabètes, des maladies cardiovasculaires ou des cancers gastro-intestinaux, qui commencent à peser sur les budgets de santé publique. 

    Vu comme ça, le droit à l’alimentation n’est plus un enjeu Nord-Sud mais un problème global. 

    Les pays pauvres sont les plus touchés mais ce ne sont pas les seuls. Dans nos sociétés riches, les personnes les plus affectées par ce problème de surpoids lié aux régimes alimentaires, ce sont les classes sociales les plus défavorisées. Au-delà, il faut aussi souligner l’effet très néfaste de nos modes vie pressés, qui ne nous permettent plus de nous alimenter correctement. On n’a plus le temps de cuisiner des aliments frais, on a d’ailleurs oublié comment les préparer. Nos rythmes de vie, notamment la longueur des déplacements entre domicile et lieu de travail, nous amènent à nous replier sur les plats préparés. On sous-estime très largement cette dimension pourtant très importante de la malnutrition. 

    Que faire pour changer cela ? 

    L’école est un lieu-clé à partir duquel un changement de mentalité peut s’opérer. Il y a de bonnes et de moins bonnes manières de s’alimenter et c’est à l’école que l’on peut le mieux faire comprendre l’importance d’une alimentation de qualité, les enfants ramenant ensuite cette culture au sein du foyer. Et puis, on sous-estime beaucoup l’importance de ce qui s’appelle la commensalité : le fait de manger ensemble. Si vous comparez le Royaume-Uni et la France, dont les niveaux de vie et l’offre de produits sont globalement comparables, on constate qu’on mange mieux en France et que l’obésité y est moins présente. Pourquoi ? Parce qu’en France, on mange ensemble à des moments bien précis alors qu’au Royaume-Uni, on mange souvent seul et n’importe quand dans la journée. Cela change fortement la manière dont on s’alimente. Quand on mange ensemble, on mange plus lentement, on mange en général moins du fait du contrôle social et, en définitive, on mange mieux. 

    Pour vous, la clé dans la lutte contre la faim et la malnutrition, c’est d’en revenir à l’agriculture locale. Quel est le raisonnement ? 

    Le paradoxe de nos agricultures, c’est que seuls 11 % de la production agricole mondiale traversent une frontière, soit assez peu finalement, mais que la plupart des politiques agricoles, au Nord comme au Sud, sont surdéterminées par un souci de compétitivité sur les marchés à l’exportation. Cela a favorisé les producteurs les plus gros, les plus compétitifs et les plus capables de se conformer aux standards donnant accès à l’export, au détriment des petits agriculteurs. Ceux-ci ont été les grands perdants de cette politique favorable à l’agro-export basé sur les volumes et les prix. Et pourtant, ils rendent beaucoup d’autres services, que ce soit en termes de création d’emplois, de maintien des écosystèmes, de développement rural. Or, au lieu d’en être récompensés, ils ont été marginalisés. Il faut changer cela et recréer des circuits courts, locaux. 

    Est-il encore temps d’inverser la tendance ? 

    Cela exigerait de la part des gouvernements qu’ils prennent un rôle fort pour ne pas laisser faire les forces du marché, qui condamnent les petites exploitations familiales. Mais on voit que des pays parviennent à préserver un équilibre entre les deux mondes. Le Brésil, par exemple : il n’y a pas que l’agribusiness, à la pointe de la compétitivité et de la technologie, le pays se caractérise aussi par une série impressionnante de politiques en faveur de l’agriculture familiale, pour la maintenir face à l’agribusiness et à donner une voix aux organisations paysannes qui étaient ignorées jusque-là. Beaucoup de pays d’Amérique latine ont emboité le pas au Brésil. Cela commence aussi à se faire en Afrique, même si c’est plus récent et plus fragile. Mais il y a des initiatives frappantes : à Durban, en Afrique du Sud, la municipalité a fait en sorte que les petits producteurs locaux, qui n’avaient pas les moyens d’écouler leur production en ville, puissent fournir en produits frais et de qualité les consommateurs urbains pauvres qui jusque-là achetaient des produits importés de mauvaise qualité. Cela progresse aussi aux Etats-Unis et au Canada, par exemple avec des conseils de politique alimentaire à l’échelle municipale où autorités et citoyens inventent ensemble de nouvelles manières de s’approvisionner localement. On assiste au fond à un début de démocratisation des systèmes alimentaires. 

    Au point de faire contrepoids à la toute-puissante industrie agroalimentaire ? 

    C’est vrai que le système est très verrouillé. Et si on attend du système dominant qu’il change de lui-même, cela prendra du temps. Cependant, ce système est mis en concurrence par des alternatives qui émergent un peu partout. Il suffit de voir le nombre de consommateurs qui cherchent à se fournir plus localement, qui ne veulent plus acheter au moins cher mais consommer de façon plus responsable, en intégrant des préoccupations environnementales ou sociales. C’est encore marginal, sans doute, mais cela progresse vite. L’alimentation est un de ces domaines où le consommateur peut au quotidien poser des gestes qui font de lui un citoyen. C’est très bon pour la démocratie qui ne peut pas se réduire au rituel électoral tous les 4 ou 5 ans. Le consommateur devient plus actif, il prend conscience de son pouvoir. Les grandes marques et les grands distributeurs l’ont bien compris et s’adaptent car ils sont soucieux de leur réputation. Là où l’influence du consommateur ne pourra que difficilement s’exercer, c’est au niveau des grands acheteurs de matières premières agricoles, les Cargill et autres Glencore de ce monde. Eux n’ont que faire de leur réputation auprès du consommateur final et sont très imperméables à toute demande de changement. 

    D’un côté, il y a ces initiatives locales citées en exemples, de l’autre des enjeux et des marchés globaux. Deux réalités a priori peu compatibles... 

    C’est tout le problème, réconcilier les deux. Mais tout de même, en six ans, j’ai vu une évolution très forte dans le chef des autorités politiques sur la nécessité de réinvestir dans l’agriculture locale et familiale, pour réduire la malnutrition et la pauvreté rurale et augmenter la capacité des pays et régions à se nourrir eux-mêmes. Mais il y a bémol, l’Organisation mondiale du commerce. Pascal Lamy (NDLR : qui a dirigé l’OMC pendant huit ans, jusqu’à l’été dernier) a ouvert l’organisation à des voix comme la mienne, mais cela n’a débouché que sur un dialogue de sourds. Car l’OMC continue à fonctionner avec comme critère de réussite l’augmentation des volumes d’échange et des exportations. C’est exactement ce qu’il ne faut plus faire. L’OMC reste calée sur un agenda du XXe siècle : ouvrir les marchés, libéraliser le commerce des produits agricoles, récompenser les producteurs les plus productifs et tant pis pour les autres. L’OMC n’a toujours pas fait sa mue idéologique, contrairement aux autres organisations internationales, et c’est très regrettable. 

    Regardez-vous la Belgique autrement, après ces six années de missions de par le monde ? 

    Ce que je vois maintenant en Belgique, que je ne voyais pas auparavant, c’est la grande vitalité de la société civile. Il y a une foule d’initiatives citoyennes : on achète en commun, on partage des biens, on s’échange des services, toute cette économie circulaire innovante se développe fortement. Cela change les rapports entre les gens, ils interagissent et, de consommateurs passifs, ils deviennent citoyens. Cela prolifère parce que les gens ont besoin de liens sociaux plus forts dans une société de plus en plus individualiste et anonymisée. Le potentiel de ces initiatives va bien au-delà de solutions techniques en matière d’énergie ou d’alimentation, c’est aussi une manière de devenir acteur de la société dans laquelle on vit. Le politique devrait être plus attentif à ces initiatives, il devrait les valoriser et soutenir leur diffusion car c’est une chance pour la transition vers une société durable. 

    Quelle est l’utilité réelle de la fonction de rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation ? 

    J’ai été une courroie de transmission entre trois catégories d’acteurs qui s’ignoraient : les responsables politiques à l’intention desquels j’ai formulé des recommandations comme le veut la fonction ; les mouvements paysans et les ONG qui se sentaient complètement marginalisés dans la prise de décision ; et enfin la communauté scientifique qui estimait elle aussi ne pas être entendue. La crise des prix alimentaires en 2008 m’a servi car on a compris alors que le système était fragile, qu’il fallait le réformer en profondeur pour choisir un nouveau cap. 

    Je vois trois évolutions dans le chef des gouvernements. Un, ils ont pris conscience qu’on n’allait pas aider les pays pauvres en déficit alimentaire simplement par le commerce et l’aide alimentaire, mais en les aidant à réinvestir dans l’agriculture locale. Deux, ils ont compris que la question de la nutrition et de la santé devait être intégrée dans les politiques agricoles. Il ne suffit pas de booster les volumes de céréales, il faut aussi penser l’agriculture en fonction de la diversité des régimes alimentaires, pour des raisons de santé publique. Et trois, on a pris conscience que l’agriculture industrielle allait dans le mur : on était en train d’épuiser les sols, d’accélérer le changement climatique, de polluer et d’épuiser les nappes phréatiques, ce qui a permis à l’agroécologie de progresser de manière notable. Au final, c’est une nouvelle manière de cadrer le problème qui a émergé dans le discours politique. Reste vrai que, sur le terrain, les choses n’évoluent que trop lentement. Pour que cela bouge plus vite, il faut plus de courage politique. 

    Comment s’annonce la suite pour vous ? 

    Il est important d’accélérer la transition vers des systèmes alimentaires durables et que celle-ci se fonde sur la meilleure science disponible, et non pas sur des postures idéologiques. C’est pourquoi, dans les jours qui viennent, nous allons annoncer la création d’un panel international d’experts sur cette question, qui devrait remplir à terme une fonction équivalente à celle du Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. 

    Entretien : Paul Gérard 

    http://www.levif.be/info/actualite/sante/l-alimentation-low-cost-a-favorise-le-surpoids-et-l-obesite/article-4000662806605.htm?nb-handled=true&utm_medium=Email&utm_campaign=Newsletter-RNBDAGLV&utm_source=Newsletter-18/06/2014

     

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